
La place de Clichy dans les années 20. Le Wepler est à gauche de l’image.
Tumultueuse, littéraire et sulfureuse, l’histoire de la brasserie Wepler, ouverte place de Clichy à la fin du XIXe siècle, se conjugue avec celle du 18e arrondissement de Paris. Nous allons vous raconter cette histoire en trois épisodes. Première partie : débauche et clientèle interlope.
Agitée, turbulente, convulsive, embouteillée, carrefour de quatre arrondissements très différents les uns des autres (1) - le populaire 18e, le grand-bourgeois 17e, le petit-bourgeois 9e et le huppé 8e -, lieu de passage, de rencontre, de brassage cosmopolite et social, chapelet de bistrots, de boutiques, de cinémas, d’hôtels (encore certains de passe les après-midis), plus une grande surface du bricolage, une librairie, caverne d’Ali Baba de l’édition, et un lycée aux élèves frondeurs (dont un ancien, Nicolas Duvauchel, est un acteur connu), frontière aussi entre le cœur historique et aisé de Paris et la banlieue nord à la population immigrée pauvre, la place de Clichy compte deux monuments : l’imposante statue du maréchal d’Empire Bon-Adrien Jeannot de Moncey qui trône en son milieu, et l’incontournable brasserie Le Wepler qui, avec son auvent d’un rouge tirant sur le bordeaux agrémenté de son sigle, un double V doré d’un graphisme art déco, la borde sur son flanc nord-est, côté 18e arrondissement de Paris.
Contrairement à ce que l’on est enclin à penser, le plus ancien des deux n’est pas celui que l’on croit. Juchée sur un piédestal de pierre cylindrique de huit mètres de haut, la statue, haute elle de six mètres, soit en tout l’équivalent d’un immeuble de quatre étages, brave désormais le flot tumultueux des véhicules, au lieu de défier, à l’instar du héros du Désert des Tartares (2), une improbable horde barbare qui pourrait déferler sur Paris depuis les plaines septentrionales de l’Europe. Elle a été érigée dans l’axe de l’avenue de Clichy en l’an 1870, en hommage à celui qui organisa la résistance à la soldatesque russe qui assaillait au printemps 1814 le nord de la capitale après la déroute de Napoléon. Or on trouve trace du nom de Wepler dans ce quartier, où on y chassait encore le lièvre, dès 1810.
- La terrasse du Wepler, au début des années 1900.
C’était un modeste estaminet, comme il y en avait à profusion à l’époque à la périphérie de la capitale pour des raisons fiscales (3), tenu par un Alsacien du nom de Wepler dont on ignore tout, y compris jusqu’à son prénom. Il jouxtait une triperie nommée Jouanne. Les deux établissements, sis au début de l’avenue de Clichy, côté droit en direction de la porte de Saint Ouen, faisaient face à un réputé restaurant, Le Père Lathuille, inventeur du très prisé poulet à la croute de sel.
La clientèle de ce dernier ne tarda pas à s’aristocratiser, alors ceux qui n’eurent plus les moyens de le fréquenter, se rabattirent sur ses deux vis-à-vis. À leur tour, le Wepler, à cause de ses frites et de son vin doux, et le Joanne, pour ses tripes, dont la recette ne nous est pas, hélas, parvenue, et de sa bière, connurent le succès. Puis tous les deux, estimant que l’union fait la force, fusionnèrent sous l’enseigne La Taverne de Paris.
- Portrait du propriétaire dans les années 1891, M. Bornet, réalisé par Richard Barabandy.
Quelques années plus tard, tandis que Le Père Lathuille avait périclité, puis disparu, sans doute victime de cette concurrence qu’il n’avait pas vu venir, l’établissement déménage à l’emplacement qu’il occupe maintenant, dans un immeuble neuf de cinq étages, et reprend le nom de Wepler en 1892. Situé à l’extrémité de l’axe du Paris canaille et libertin que formaient les places Pigalle et Blanche, il devient très vite un haut lieu nocturne de la vie parisienne, licencieuse, artistique et bohème.
« Le joyeux Paris montmartrois vient vider des bocks et éplucher des écrevisses, raconte dans son livre de souvenirs bambochards Nouvelles promenades dans Paris (4), le peintre-écrivain Georges Cain, conservateur du musée Carnavalet. (….) De jolies filles et d’exubérants artistes chantent la radieuse chanson de leurs vingt ans. On méprise le bourgeois, on conspue les politiciens, on blague les grands de la terre, on discute des théories de l’art… du choc des idées jaillissent la lumière et les coups de botte. »
À l’époque, le Wepler était ce qu’on appellerait aujourd’hui un « complexe du divertissement ». Il comprenait une brasserie renommée déjà pour ses plateaux de fruits de mer et ses vins, un grill, une salle de billard, un bar américain apprécié pour ses cocktails, et un dancing fréquenté par des femmes légères, comme on disait alors, et aussi par des prostituées professionnelles. Un homme seul trouvait facilement à tromper sa solitude. Sa façade incluait le hall actuel du cinéma Pathé-Wepler, faisant de lui sans doute un des plus grands débits de boissons de Paris par la superficie. Cette partie fut cédée en 1954 au cinéma qui y construisit l’immeuble actuel.
L’ambiance interlope et de débauche ne manqua d’attirer une bande de rapins impécunieux des ateliers de peintres voisins qui y trouvaient là un dérivatif à une existence difficile. Il y faisait chaud et ils pouvaient en même temps boire et tirer un coup sans trop bourse délier. Certains d’entre eux allaient être les géniteurs de l’art moderne. Ils avaient pour nom Picasso, Braque son ami, les pères du cubisme, Utrillo, Toulouse-Lautrec, Modigliani, Apollinaire, le Polonais naturalisé qui a révolutionné la poésie française. Bien qu’il ne le cite pas expressément, le Wepler est très certainement le lieu de départ du Voyage au bout de la nuit, de Céline, considéré aujourd’hui comme le roman qui a bouleversé l’art narratif et libéré la langue.
- Le bal du Wepler dans les années 50.
Un peu plus tard, un jeune écrivain américain jouisseur en fera son terrain de chasse. Quelques années plus tard, ses écrits scandaliseront son puritain de pays avec ses histoires de putains. Il s’appelait Henry Miller. Il a couché ses souvenirs agités du Wepler dans un opuscule intitulé "Jours tranquilles à Clichy" (5). « C’était en fin d’après-midi, par une journée pluvieuse, que je remarquai une nouvelle venue au café Wepler (…) assise toute seule dans un coin éloigné (…), raconte-t-il. Aux hommes qui passaient elle jetait un regard direct (…) – la Française ne détourne pas le regard comme le fait l’Anglaise ou l’Américaine. (….) Elle attendait. Moi aussi j’attendais. (…) Je posai ma main sur son genou, le caressant affectueusement. Tout de suite sa main recouvrir la mienne qu’elle fit remonter le long de la partie molle et charnue de sa cuisse. Puis, presque au même instant, elle retira ma main avec un : assez, nous ne sommes pas seuls ici ».
L’après-midi se termina dans une chambre d’hôtel proche. Le Wepler, dit-il plus loin, fut pour lui « un livre ouvert ». « Tous les visages, explique-t-il, des garçons, des gérants, des caissières, des putains, de la clientèle et même des dames des lavabos sont gravés dans ma mémoire comme les images d’un livre que j’aurais feuilleté tous les jours. »
À suivre...
1 – Trois autres lieux se partagent le privilège de chevaucher quatre arrondissements : le Pont Saint-Michel (1e, 4e, 5e, 6e), le carrefour de Belleville (10e, 11e, 19e, 20e) le le boulevard Sébastopol (1e, 4e, 3e, 11e).
2 – Dino Buzzati – Pocket – première traduction en français 1949.
3 – Pour entrer dans Paris, les vins étaient soumis à une taxe. Dès lors, les débits de boisson proliféraient juste à l’extérieur des limites de la ville.
4 – 1905, Flammarion, épuisé et difficilement trouvable.
5 – Eric Losfeld - 1967.
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